L'Histoire démographique est une pratique tout ce qu'il y a de plus singulier qui naît de la problématisation de la démographie. En l'appliquant à l'Angleterre élisabéthaine on observe dès lors au début du XVIème siècle un effondrement de la population. Celui-ci s'explique en partie par la Peste Noire du XIVème siècle qui en 6 ans a décimé le quart voire la moitié de la population. Vers 1550, et plus particulièrement sous le règne d'Elizabeth Ière, la hausse démographique reprend plus lentement du fait de conditions politiques et sociales plus calmes. De là, on peut en tirer de nombreux éléments sur la structure des familles, les couples et les enfants, les relations en dehors de la famille nucléaire et la place des femmes.
Tout d'abord, il faut aborder la structure des familles afin de comprendre ce que révèle l'étude des populations anglaises au XVIème siècle. En général, les familles anglaises étaient nucléaires. On notait environ 6% de cas de familles-souches (cohabitation grands-parents, parents, enfants). Ces cas correspondent plutôt à des maisons de propriétaires fonciers importants. Il semblerait au vu d'une enquête menée dans le bourg londonien Ealing que le nombre de membres de la demeure augmentait en fonction de la richesse, les enfants étant alors plus nombreux dans les familles aisées, sans compter la présence des serviteurs et des alliés. La raison en était l'aisance même qui rendait la vie moins dure et donc l'éducation d'enfants plus nombreux beaucoup plus facile. En ce qui concerne le mariage, on observe que l'Église établissait un modèle en quatre étapes: les fiançailles, l'affichage de l'annonce du mariage ou publication des bans au chef-lieu de la ville ou du village, la cérémonie à l'église en présence des témoins et la consommation. Le passage cérémoniel à l'église n'était pas pour autant obligé juridiquement ou théologiquement et seul le consentement des époux suffisaient. Cependant, il s'agissait du rite social le plus important. C'est à ce moment que les familles forment des alliances par le biais des mariages arrangés. Il s'agissait en outre d'un moyen de contrôler la hausse démographique. En effet, la moyenne d'âge des mariés était généralement de 27 à 29 pour les hommes et 26 pour les femmes, même si dans certaines catégories sociales, de la noblesse notamment, le mariage était plus tôt. Or, cette moyenne d'âge est tardive par rapport au reste de l'Europe en sachant que les pratiques sexuelles étaient en théorie interdites avant l'union conjugale. Cependant, il faut apporter une nuance car environ 20% des mariées étaient enceintes. Pour les autorités moralisatrices que sont l'Église, les corporations et les municipalités, conscientes du phénomène, c'est un problème, leur discours condamnant les relations sexuelles prénuptiales et la cohabitation des couples non-mariés. Enfin, ce mariage était surtout un mariage homme/femme même si les nobles pouvaient avoir un fonctionnement différent, l'union maritale étant un élément du jeu de dépendance entre familles.
De cette étude démographique découlent aussi de nombreuses informations sur les couples et les enfants. Dans les couples, la domination du mari est de règle au XVIème siècle, bien qu'il existe des femmes à caractère fort et des mariages arrangés pouvant laisser place à l'amour conjugal. Les biens de l'épouse et sa dot deviennent propriétés du conjoint qui peut tout vendre selon son souhait, hormis les vêtements et les bijoux. Malgré la réforme anglicane et son acceptation par d'autres États de l'archipel britannique comme l'Écosse, le divorce n'est pas permis. Ainsi, un mariage malheureux est un problème à vie. Une femme quittant son mari risque la condamnation de l'opinion générale (la femme ne pouvant vivre seule selon les idées admises au XVIème siècle et bien avant, sinon par la prostitution ou la sorcellerie) et la séparation n'annule en rien le lien juridique. La seule solution est d'avoir recours à l'annulation de mariage auprès de la cour de l'Église anglicane, une procédure longue et compliquée donc difficile à obtenir. Les plaignants peuvent dans ces cas être jugés par des prêtres qui, de par la loi de l'Église anglicane autorisant le mariage des religieux, connaissent mieux les réalités du couple. L'autre cas de séparation, plus courant, est celui dû au décès d'un des époux ou du départ du mari du domicile conjugal en sachant qu'un veuvage sans remariage signifie un appauvrissement considérable dans les couches populaires. En 1575, dans la ville de Norwich au Sud-Est de l'Angleterre, on compte près de 8,5 % de femmes abandonnées sur le total de la ville. Les remariages sont plus fréquents chez les riches, plus faciles pour les hommes, et se font en moyenne au bout de 2 ou 3 ans pour les femmes. Contre toute attente, le mariage peut être parfois un moyen de rester dans l'entreprise maritale. Ainsi à Londres , les marchands et artisans étant des hommes, 44% des veuves "aldermen" transmettent la situation de l'époux précédent à leur nouveau mari. Les veufs et veuves non-mariés représentent seulement 6% de la population ce qui montre bien que le remariage n'était pas chose rare. Aux questions judiciaires s'ajoute le problème des enfants. La seule contraception pratiquée était l'allaitement prolongé qui représente un véritable tabou sexuel. En confère le fait que les classes supérieures préfèrent avoir recours aux nourrices. Le taux de fécondité est donc élevé et la stérilité vécue comme un grave problème. En considérant le cycle de vie des femmes (mariage vers 23-27 ans, ménopause vers quarante ans, temps d'allaitement), on aboutit à des intervalles intergénésiques de 24 à 30 mois pendant 13 à 16 ans et donc à un nombre moyen d'enfants par femme de 5 à 7. La mortalité infantile et puérile était en effet telle que seulement 4 à 5 d'entre eux atteignaient l'adolescence et l'âge adulte et que 2 ou 3 vivent après le décès de leurs parents. A l'inverse, on estime qu'1/5 des enfants de 10 ans ont perdu un parent. Le temps de cohabitation parents-enfants était donc bref. En outre, il existait une pratique de placement des enfants hors du foyer d'origine ou fosterage
: les nobles les placent chez leurs alliés pour y apprendre les manières de cour, les yeomen
, artisans et marchands les placent chez les confrères pour apprentissage, les labourers
(paysans pauvres) les placent comme valets de fermes dès 10 ans. La raison, du moins pour les classes les plus pauvres, était que de lancer les enfants dans le vie professionnelle coûtait cher et, de fait, l'aîné était souvent privilégié pour la reprise de l'entreprise familiale. Dès lors, les enfants envoyés au loin étaient la plupart du temps les cadets des familles. Cette pratique est en partie contrariée notamment par l'embauche de précepteurs privés chez les nobles et l'envoi au collège de la ville des enfants issus de familles de marchands aisés. Entre les naissances, les morts, les départs et les retours, la famille est en perpétuel mouvement. Toutefois, le lien affectif entre les parents et les enfants est mal connu. Les rares documents à ce sujet sont des traités d'éducation, essentiellement des oeuvres de religieux, qui valorisent la sévérité parentale, la meilleure arme contre le péché. Pour beaucoup d’enfants, leur formation est un processus qui se passe au loin de la famille d’origine, dans une autre famille, qui sert alors de réseau pour fournir logements, embauches, propositions de mariage.
Le tableau de la famille nucléaire étant posé, il faut désormais s'interroger sur les liens au-delà du noyau familial et là les informations conduisent à deux thèses différentes qui peuvent se justifier: ou bien les liens avec la parentèle s'affaiblissent avec le développement de l'État et du marché, ou bien ces liens sont faibles depuis plus longtemps. L'affaiblissement est réel dans les grands lignages nobles qui valorisaient fortement ces liens au Moyen-Âge. Toutefois, on observe que la gentry se prend de passion pour la généalogie notamment dans le Pays de Galles et dans les Borders du Nord (frontière avec l'Écosse soumise à des pillages des deux camps), les arbres généalogiques apportant une justification de l'autorité et des alliances. De même, les groupes alliés féodaux familiaux ou surnames
persistent et sont encore à la base du recrutement militaire et du recrutement des groupes menant des raids de pillage dans les Borders écossais et leur influence politique et sociale continue au cours du règne contrairement à l'efficacité militaire. En outre l'appareil d'État diminue effectivement l'intérêt des parentèles. En confère le cas de William Cecil, secrétaire d'État de Elizabeth Ière, qui continue d'accueillir des jeunes de la parentèle sous son toit en apprentissage mais en déconseillant son fils de les employer dans sa demeure sous prétexte qu'ils attendent beaucoup et font peu
.
Il y a moins d'informations concernant les CSP populaires (regroupent les chefs d’entreprises, les artisans et commerçants, les cadres, les professions intellectuelles supérieures et les professions intermédiaires). Selon les statistiques, les marchants et les yeomen dont les testaments ont pu être retrouvés ont en moyenne 7,44 neveux et nièces mais n'en mentionnent que 1,12 comme bénéficiaires. Il semble malgré tout que la solidarité des cousins éloignés et alliés soit encore sollicitée lors des migrations de travail, des recherches de logements ou de conjoint, et que ces derniers soient présents aux mariages et aux enterrements. Les relations avec les voisins montraient aussi certains aspects que l'on retrouve en partie dans les autres sociétés d'Ancien Régime en Europe. Dans les villages, il y a une solidarité non-négligeable de l'ensemble des habitants devant les institutions étatiques notamment en matière de l'application des lois des pauvres ou l'entretien de l'armement mobilisable. Les habitants sont responsables des affaires du village et de la communauté. Ainsi, on peut observer une forme de solidarité vicinale lors des décès et de l'organisation des funérailles. De la même manière, la charité privée est la plupart du temps une affaire de voisinage: les pauvres locaux sont plus secourus par la communauté que les pauvres étrangers
au village. D'où les lois des pauvres visant à renvoyer les pauvres dans leur village d'origine qui se fondent sur ce phénomène et trouvent leur logique ainsi, bien que les pauvres migrants n'aient que très rarement quitté leur lieu d'origine sans raison. La destruction du réseau d'institutions charitables liées aux monastères et chanterie pendant la Réforme anglicane ont fait des collectivités locales les gérantes des tâches d'assistance sociale. Il y a toutefois de réelles difficultés comme le montre la longue résistance à la mise en pratique des poor laws
. En revanche, la philanthropie individuelle existe bel et bien, en particulier chez les riches veuves sans enfants qui financent des almhouses
(maison de charité) en faveur des pauvres méritants et familiers. Les voisins ont aussi un rôle de régulation sociale et de répression. Cela se traduit par des pratiques diverses tel que le charivari, skimmington
, ou série de mauvais traitements (jets d’ordures, nuisances sonores imposées, injures, mises en scène de procès fictif, exhibitions humiliantes) infligés en particulier aux jeunes du village, aux mégères, aux maris dominés ou trompés, aux veuves et veufs trop vite remariés selon la coutume, bien que rare en Angleterre. La pratique la plus courante reste celle des mocking rhymes
(bouts rimé moqueurs) soit des dénonciations publiques, surtout d'adultères, connus pour avoir souvent entraîné des procès en diffamation. On constate dès lors l'indulgence pour les mariages vus comme pressés
et la sévérité sociale pour les adultères et les naissances illégitimes. Souvent fruits de promesses de mariage non-tenues, ces derniers atteignaient un taux de 1,3 % au début du règne et 3% à la fin. Selon les observations de l'historien Penry Williams, les manquements à la morale sont encore plus fortement condamnés dans le cadre des difficultés économiques et sociales de la fin du règne. En effet, en plus de la crainte du châtiment divin menaçant la communauté du fait de la conduite de certains de ses membres, la population avait peur d'avoir à supporter la charge d'indigents par nature que sont les filles-mères et leurs enfants. La vie privée n'était pas plus libre en ville où la surveillance stricte de la morale privée commençait beaucoup plus tôt qu'en campagne. Si les charivaris sont moins nombreux pendant l'ère élizabethaine, les dénonciations aux tribunaux en tiennent le rôle: les juges de paix ou JP's ont souvent à juger des délits sexuels, punis de peine d'exposition à la honte publique (pilori, charrette). Les lieux-clés de réunion des groupes de voisins restent cependant les mêmes que dans les villages et quartier: l’aître de l’église paroissiale (churchyard), où se poursuivent encore les fêtes religieuses et séculières, les alehouses (précaires, sordides, tenues par des veuves, surveillées) pour les pauvres, les taverns pour le vulgum pecus, les inns pour les gens aisés.
C'est avec le féminisme du XXème siècle que naît l'étude historique de la place de la femme. Cette question peut aussi être abordée grâce à l'étude démographique dans ce cas et conduit même des problématiques faisant polémique: la situation des femmes globalement s'améliore-t-elle ou se dégrade-t-elle sous le règne d'Elizabeth Ière? Les réformateurs anglicans se sont en effet fondés sur un modèle biblique clairement patriarcal qui est diffusé par la prédication. Il prône l’obéissance des épouses et des enfants au père et mari. L'aspect émancipateur est donc très minoritaire sauf cas particulier. La religiosité chez les femmes est en outre particulièrement atteinte par la Réforme comme le montre l'extinction du culte marial, du Rosaire, des tâches féminines dans les bâtiments religieux, du clergé féminin et des associations de femmes pieuses. En revanche, la Réforme anglicane, comme la résistance à la Réforme, amène à un accroissement du rôle de la religiosité privée impliquant la femme. La formation des jeunes filles et jeunes femmes est un peu différente de celle des jeunes hommes. Les filles nobles entrent dans des écoles spécialisées où sont dispensés des enseignements basiques pendant que les garçons vont intégrer le système des grammar schools
. Elles sont dès lors supposées devenir obéissantes et bonnes maîtresses de maison. De fait, la nouvelle culture imprimée leur est plutôt fermée tout comme la course au pouvoir (hormis Elizabeth Ière et Marie sa cousine). Les filles ont toutefois un rôle central dans les alliances et factions qui se lient exclusivement par le mariage. Elles peuvent alors se faire mécènes d'artistes de la faction, mais rarement s'engager elles-mêmes, leurs motifs étant dans ces cas soumis à de nombreuses critiques. En ce qui concerne les classes populaires, le rattrapage démographique depuis la Grande Peste du XIVème siècle implique la rareté et une hausse relative du coût de la main d’œuvre, ce qui est favorable pour le travail féminin. Toutefois, le dynamisme démographique qui reprend sous Elizabeth Ière freine considérablement le développement de la population active féminine. Il faut cependant préciser que la datation et l'ampleur du retournement des tendances sont encore mal connus à ce jour. Les filles du peuple quittent généralement la maison familiale pour devenir filles de ferme, domestiques, être logées, en principe formées au travail, et ce pour un temps plus ou moins défini, mais pensé comme une étape, un épisode passager. Elles sont très rarement apprenties, les corporations ayant fortement tendance à leur préférer les garçons. Dans les régions d'élevage où l'activité demande moins de main d’œuvre que l'agriculture ou l'artisanat, les filles ont moins l'occasion de bouger et se marient plus tard. Globalement, les femmes sont plus souvent journalière agricoles que salariées à plein temps toute l'année. Elles sont employées aux mêmes tâches non-spécialisées que les hommes mais généralement à demi-tarif (4 pences par jour contre 8 pour les hommes dans le cas de la moisson). Les femmes ont cependant un rôle essentiel dans le by-employment
, c'est-à-dire dans le travail fournissant des ressources complémentaires indispensables notamment pour les labourers
. Il s'agit de l'équivalent en français de la pluri-activité comme le filage, le tissage, la teinture, la poterie ou encore la brasserie. Malgré tout, l'évolution de l'emploi agricole ne se fait pas en faveur des femmes, se tournant vers une relative technicité. En ville, le travail féminin est encadré par les institutions. Du fait d'un plus grand nombre d'activités, les migrations internes drainent de plus en plus de jeunes femmes. Pour éviter la concurrence, les corporations excluaient ces femmes, devant alors se rabattre sur les métiers non organisés tels que le commerce de détail ou la vente de nourriture et de bière. Elles peuvent aussi s'engager dans les activités nouvelles. Les municipalités avaient elles-aussi tendance à limiter le travail des femmes mariées.
Ainsi, de nombreuses informations sont apportées par l'étude démographique de l'Angleterre élizabethaine. Toutefois, certains éléments restent encore mal connus à l'instar de l'évolution et la nature du lien affectif entre les parents et les enfants.